opusoculi a écrit : lun. 22 févr. 2021 14:47
"Fouiner dans le dico", ça peut être drôle. Par exemple misologue:
https://www.cnrtl.fr/definition/misologue
(Je ne souscris à la phrase de jean Paulhan que dans certains cas. En 1941 sous l’occupation allemande la phrase de paulhan échappait à la sençure allemande qui la comprenait à la lettre; les terroristes étaient pour Paulhan les hitlériens).
" (…) Nous remarquons que plus une raison cultivée s’occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l’usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer,
un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison.
En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences ( qui finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l’entendement), toujours est-il qu’ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peines qu’ils n’ont recueilli de bonheur ; aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au contentement de la vie, n’est en aucune façon le fait d’une humeur chagrine ou d’un manque de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu’au fond de ces jugements gît secrètement l’idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble, que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c’est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de l’homme doivent le plus souvent se subordonner.
Puisque, en effet, la raison n’est pas suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté à l’égard de ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle-même multiplie pour une part) et qu’à cette fin un instinct naturel inné l’aurait plus sûrement conduite ; puisque néanmoins la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même ; c’est par là qu’une raison était absolument nécessaire, du moment que partout ailleurs la nature, dans la répartition de ses propriétés, a procédé suivant des fins. Il se peut ainsi que cette volonté ne soit pas l’unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute aspiration au bonheur.
Kant,
Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
Si nous admettons le postulat qu’il existe une finalité dans la nature (il ne s’agit pas ici de connaître scientifiquement la nature, mais de penser notre place dans cette nature), il est légitime de s’interroger sur notre propre finalité en tant qu’être de raison. Spontanément nous la reconnaissons dans le bonheur. Mais, en matière de satisfaction de notre bien-être, l’instinct aurait certainement été d’un plus grand secours que la raison, car si la raison et l’intelligence remplacent la loi naturelle et l’absence d’instinct, rendent l’homme capable de comprendre, de juger, de trouver par lui-même des solutions à ses problèmes, bref de dépasser, dans ses aspirations comme dans ses capacités, les bornes de l’instinct, c’est au prix de la souffrance, de l’inquiétude pour l’avenir. Inventant toujours de nouveaux besoins, s’élevant sans cesse vers les possibles, la raison nous tyrannise en nous condamnant à choisir ! En nous forçant à nous représenter l’avenir, la raison nous incite au travail sans pour autant nous garantir la réussite de notre action. Comment alors faire l’économie de la misologie, comment ne pas être tenté par sa tranquillité ? L’usage de la raison, ses exigences, les efforts qu’elle réclament, coûte cher en efforts, en peines et donne au final des plaisirs dont nous pouvons regretter la brièveté au regard des sacrifices consentis. Ainsi, le savant, le philosophe, le génie de l’art, de la technique ou de la politique, ne peuvent pas toujours se défendre d’une " envie " secrète à l’égard des êtres dont les aspirations sont plus " communes ". Ceux-ci semblent bien mieux lotis pour ce qui est de la jouissance de la vie. Ils nourrissent aisément des illusions rassurantes propres à apaiser l’angoisse, à consoler dans les épreuves, à accorder des satisfactions substitutives ou à insuffler le courage d’entreprendre. A l’opposé, la culture de l’intelligence rend plus lucide et la lucidité détruit les illusions bienfaitrices. Elle concourt à démultiplier un questionnement qu’elle ne parvient pourtant pas à clore dans des réponses définitives, elle crée des besoins artificiels, elle projette vers des fins souvent difficiles d’accès. Comment ne pas envier, parfois, l’ignorance préservant d’un savoir attristant.
Faut-il en conclure que la misologie soit une attitude tenable ? Bien sûr que non répond Kant, car la plainte de l’être sensible n’efface pas le sentiment de la dignité que nous attachons au fait d’être porteurs d’une raison. Si le bonheur peut être un moyen pour l’être raisonnable, il n’en est pas la fin. Notre vocation se trouve dans la moralité : notre raison morale n’est pas le moyen d’une autre fin, mais elle est à elle-même sa propre fin ! La fin d’un être doté de la raison, c’est de remplir toutes les obligations dont elle est le principe : développer nos talents, rendre effectif les virtualités de notre espèce qui n’est rien au départ, mais peut devenir par ses efforts tout ce qu’elle peut être. La raison assigne à l’être dont elle fait la dignité, le devoir moral de participer activement, non seulement aux progrès de la culture, mais aussi à celui de la civilisation : sa responsabilité est de construire ce que Kant appelle " le règne des fins ", l’expression signifiant un monde où, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, les rapports humains seront réglés par le droit universel, par-delà les clivages sociaux et les conflits identitaires. L’Homme est donc un être historique, appelée à parcourir un long chemin, semé d’embûches. L’humanité n’est pas donnée. Elle doit se conquérir à la sueur de son front et dans la nostalgie de la tranquillité animale. Mais s’il arrive que les épreuves fassent regretter la paix de l’hébétude, quel est l’homme qui accepterait de déchoir de son statut moral pour être ravalé au rang des bêtes ? Nul ne veut faire le sacrifice de sa dignité. Or c’est bien ce qui est en jeu dans la misologie, car la haine de la raison et la haine de l’humanité sont une seule et même chose. Misologie égale misanthropie.