bao a écrit :Je me demande si le gazon a été inspiré par la moquette ou réciproquement...
En fait, c'est américain au départ.
"Le Gazon, histoire d'une obsession américaine"
de Virginia Scott Jenkins, Smithsonian Institution Press, Washington, D.C., 1994
Commentaire de l'éditorialiste Joseph M. Keyser :
"L'ouvrage de Virginia Scott Jenkins semble être aussi important que "Le Printemps Silencieux" de Rachel Carson (un livre décrivant l'alarmante disparition des oiseaux liée aux activités humaines). Son long et inquiétant récit décrit l'enchaînement des mécanismes aboutissant à une lame de fond dans les pratiques culturales aux Etats-Unis.
"Le Gazon" nous amène à essayer de comprendre là où notre société a mal tourné ; ce qui nous a conduit, de l'idéal pastoral de nos ancêtres issus de l'aristocratie terrienne, à une obsession quasi-névrotique qui, dans les récentes décennies, nous a fait tolérer toutes les dépenses et permettre tous les coups portés à l'environnement.
Aujourd'hui [1994], la surface de gazon du paysage américain s'élève à plus de 12 millions d'hectares et son entretien coûte 5,3 milliards de dollars par an [5,46 milliards d'€, 358 milliards de francs] - sans compter les frais des soins occasionnés par les 60.000 accidents liés aux tondeuses chaque année. L'Agence pour l'Environnement américaine [EPA] estime à 3 millions de tonnes la quantité de produits chimiques épandus sur les pelouses chaque année, alors que dans la seule région de Washington D.C., environ 38.000 litres d'eau sont consacrés à l'arrosage de 10 m2 de pelouse - une consommation colossale qui menace nos nappes phréatiques et nos rivières à l'échelon national.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Les acteurs du drame sont variés. Au commencement, les présidents Washington et Jefferson ont tenté d'imposer une vision britannique plutôt bucolique du paysage américain, avec le Mont Vernon comme emblème du paysage national.
Puis, la classe moyenne a évolué, le "Garden Club of America" entama un "City Beautiful Movement" [Action pour une Ville plus Belle] et encouragea les propriétaires de maisons à faire de leur front-à-rue une vitrine pour entreprendre l'éducation esthétique des classes populaires : la pelouse est alors devenue l'une des valeurs de la classe moyenne.
Parallèlement, à la fin du 19ème siècle, alors que les expositions et les concours de jardinage confirmaient le rôle essentiel du gazon dans le paysage, le ministère de l'Agriculture commença à recommander l'utilisation du green [le gazon "parfait"], établissant ainsi des standards de qualités presque impossibles à atteindre - jusqu'à la révolution chimique qui n'allait plus tarder.
Dans les années 20, les auteurs horticoles écrivirent dans la presse populaire qu'une maison n'était pas vraiment une maison sans une belle pelouse et que "les belles pelouses font les bons voisins". La machine était lancée.
Par la suite, c'est la U.S. Golf Association qui se chargea d'amplifier le mouvement. En 1950, elle dépense des centaines de milliers de dollars en recherches à propos du green - et entame une collaboration avec le ministère de l'Agriculture comme en 1917. Très vite, le golf et le gazon allaient être intimement liés et la gent masculine n'avait de cesse de chercher à recréer un bout de fairway dans son jardin. Les parcours de golf et le gazon connurent un succès grandissant : 1000 parcours furent aménagés entre 1964 et 1965 et, au début des années 60, 500.000 pelouses se créaient chaque année. En 1975, l'Amérique se vantait d'avoir 11.000 parcours de golf et 14 millions de golfeurs les fréquentant.
La déferlante publicitaire acheva de séduire le public à l'appel du "pas-si-naturel-que-ça". Les tondeuses et les systèmes d'irrigation rendaient le gazon possible partout. La gamme de produits répondait à tous les problèmes et à toutes les attentes - l'arsenal chimique en faisant évidemment partie.
Des années 20 aux années 40, on eu recours à l'arséniate de plomb et aux mercures organiques et non-organiques. Dans l'après-guerre, le slogan du DDT était "la bombe atomique du monde des insectes" et le chlordane [formule chimique : 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8,8 - octachloro - 2, 3, 3a, 4, 7, 7a - hexahydro - 4,7 - methanoindene. Insecticide de contact à large spectre, interdit en France depuis 1998] ainsi que le 2,4-D [débroussaillant systémique puissant] vinrent grossir le lot.
Le langage guerrier abonde dans la littérature et la publicité : "combattre les ravageurs" ou "la guerre aux mauvaises herbes". La digitaire sanguine (
Digitaria sanguinalis) et le communisme deviennent synonymes dans l’imagerie de la Guerre Froide. Il est intéressant de noter que beaucoup des recherches effectuée au sujet du green furent menées à Arlington, Virginie, sur un site aujourd'hui occupé par le Pentagone.
Avec "Le Gazon", Jenkins met le doigt sur un tournant de notre environnement et de notre paysage. Comment cette industrie qui brasse des milliards de dollars va-t-elle continuer à prospérer à l'heure des urgences telles que la gestion de l'eau, la montée de la pollution et de la lutte raisonnée contre les prédateurs ? Il faut maintenant faire des choix concernant la toxicité des produits chimiques, la pollution de l'eau, la saturation des décharges et l'habitat de la vie sauvage qui diminue chaque jour."